La Banane, le Singe et la Facture

Cyrille Sautereau

Une fable assez connue relate l’histoire d’une expérience menée auprès d’un groupe de singes, pour illustrer le conditionnement.

Pour ceux qui ne la connaisse pas, il s’agit de mettre un groupe de singes dans une pièce avec au centre une échelle permettant d’accéder à un régime de bananes bien appétissantes. Chaque fois qu’un singe tente de monter à l’échelle, la pièce et donc tous les singes sont arrosés d’eau glacée, qui empêche de monter à l’échelle de surcroit.

Après plusieurs essais et plusieurs douches, si un singe tente de s’approcher de l’échelle, il en est fermement empêché par les autres, qui ne veulent plus subir de douche froide.

On fait ensuite entrer de nouveaux singes, qui sont bien tentés d’approcher de l’échelle. Mais ils sont alors sévèrement molestés par leurs congénères, … si bien qu’ils renoncent et apprennent ainsi qu’il ne faut pas utiliser l’échelle.

Bien évidemment le mécanisme de la douche froide est débranché depuis belle lurette, mais plus personne n’ose expérimenter l’échelle.

Petit à petit, on remplace les singes, si bien que plus aucun singe n’ayant subi de douche froide ne reste présent. Par contre, ils continuent d’apprendre la règle. Ainsi, dès qu’un jeune singe se rapproche de l’échelle, il en est toujours aussi violemment empêché par les autres.

Ainsi, un groupe s’est construit et respecte des règles tribales sans même savoir quels en sont les fondements. Il réplique.

Il n’y a pas de fortes contraintes que celles qu’on s’impose à soi-même.

La facture fait l’objet de nombreuses réglementations, qui ont défini, au fil du temps, et dans un processus itératif croissant, quelles informations sont nécessaires. A chaque évolution on ajoute des données et des règles, certainement pour de bonnes raisons dans le contexte du moment, souvent un besoin d’informer clairement le destinataire des factures mais aussi les tiers comme le contrôleur fiscal, de certaines informations légales du fournisseur, des obligations de chacun en matière de TVA ou de délai de paiement par exemple.

Un jour, après quelques décennies d’expérimentations, il est décidé de basculer dans un mode d’échange de factures 100% électronique, avec comme objectif principal d’accélérer les traitements pour accélérer les paiements mais aussi en permettant une automatisation et une systématisation des contrôles relatifs à la collecte et déductibilité de TVA.

Se pose alors rapidement la question des données qu’il faudra fournir de façon structurée justement pour effectuer ces traitements et contrôles, sachant qu’il est a déjà été compris qu’il serait nécessaire, quoi qu’il en soit, qu’une version lisible de l’intégralité des informations de facture reste échangée pour les utilisateurs finaux (par exemple une représentation PDF).

La première approche est le résultat du conditionnement illustré par la fable ci-dessus :

    • partons de la liste des informations obligatoires, qu’il est même difficile de produire de façon exhaustive tellement elle est le résultat de couches de sédiments venus d’autres temps et d’autres pratiques.
    • Exigeons les sous forme structurées puisqu’elles doivent déjà être présentes (en ignorant le fait de savoir si elles sont gérées sous forme structurée dans les pratiques des entreprises).
    • Ajoutons en quelques unes parce qu’on a de nouveaux besoins. Il va falloir donc inventer de nouvelles règles pour codifier toutes les mentions ou au mieux les écrire en texte libre dans un fichier structuré ce qui les rendra inexploitables pendant encore longtemps par des programmes informatiques, mêmes intelligents.
    • Suite à la prochaine réforme.

La seconde approche, révolutionnaire car nécessitant de rebrancher le cerveau, consiste à faire l’inventaire de l’utilité de toutes ces mentions et de s’interroger si le passage à un monde 100% électronique, où de surcroit il existe déjà des obligations amont sur la vérifications des contreparties commerciales, ainsi que des bases de données publiques permettant de savoir beaucoup sur une entreprise avec son seul numéro de SIREN, ne viendra pas rendre superflues certaines contraintes d’un autre siècle ou d’une autre décennie.

Par exemple, quel est l’utilité de fournir sur toutes les factures la forme juridique, le capital social, le RCS d’une entreprise, voire même l’adresse de son siège social, quand on a désormais l’obligation de fournir un numéro de SIREN, préalablement vérifié dans un annuaire national qui dispose de l’information à jour en temps réel sur la forme juridique, le capital social, l’adresse du siège social … (et déjà de façon structuré !). De surcroit, ces informations sont censées avoir été échangées et vérifiées à la phase de commande, de contractualisation.

De même, qu’est ce qu’une adresse postale de facturation d’une facture qui n’est plus transmise par La Poste, mais en électronique.

Quel est l’utilité de fournir systématiquement de façon structurée des mentions typiquement en texte libre comme les conditions d’escompte, les pénalités de retard ou l’indemnité forfaitaire. Ceci n’a d’utilité que pour les utilisateurs finaux qui observent les factures (et il s’agissait là probablement de l’utilité initiale de l’obligation). Il est donc probablement plus important de les maintenir dans les lisibles en laissant la liberté de les renseigner, ou pas, dans un composant structuré qui a vocation à être traité uniquement par des programmes informatiques.

Essayons d’apprendre de la fable des singes : Une chose est certaine, la première approche est la plus naturelle et la plus facile, donc la plus probable. La seconde, comme dans tout projet de transformation (et la réforme 2023 en est une comme nous n’avons pas connu depuis longtemps), est la meilleure façon de basculer résolument dans le 21ème siècle et un mode de fonctionnement libéré des contingences imposées par le papier depuis des siècles maintenant. De plus, c’est parfaitement cohérent avec la politique de simplification des obligations des entreprises.

Encore faut-il qu’on soit suffisamment nombreux à reposer les bonnes questions : pourquoi ne pas utiliser cette échelle puisque personne ne peut dire pourquoi on ne devrait pas le faire. A minima, on pourra retrouver le sens des règles qui seront encore imposées demain.

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